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Riggins, pendant ce temps, avait du mal à se concentrer sur les chevaux alors qu’il venait d’apprendre qu’Air Force Two devait arriver quelques heures plus tard. Avec, à son bord, l’empereur des connards : Norman Wycoff.
Il aurait pourtant cru que la mobilisation de la DAS – l’élite de la lutte contre la criminalité – calmerait un peu cet empaffé.
Le message du Pentagone avait été succinct, et un peu bizarre. Wycoff venait personnellement à Los Angeles, porteur d’une pièce à conviction trouvée dans l’appartement de la jeune mère assassinée – celle dont il n’avait eu connaissance que grâce à Dark. Wycoff n’avait pas voulu dire de quoi il s’agissait. Mais c’était visiblement trop important pour être confié aux mains d’un coursier ou même d’un chef de cabinet.
C’était un « élément nouveau », s’était-il contenté de dire.
Riggins brûlait de savoir de quoi il retournait.
Mais, franchement, cela l’inquiétait aussi d’avoir Wycoff et ses sbires dans les pattes. Le ministre de la Défense ne se contentait plus de ruer dans les brancards à Washington et d’attendre les résultats. Non, il allait très probablement pinailler sur la moindre décision opérationnelle, ce qui serait sûrement très utile dans la chasse au psychopathe. Riggins avait pensé qu’il pourrait éviter d’avoir l’autre sur le dos en délocalisant la DAS à Los Angeles. Raté.
Et pire : si Dark avait vu juste, Sqweegel était déjà parti sur la côte est.
Dark se retourna vers Constance. Les moniteurs clignotaient derrière lui. Quand il était encore à la DAS, il l’avait prise sous son aile. En vérité, Constance l’avait presque contraint à en faire sa protégée.
Elle n’avait pas pris ses fonctions à la DAS sans savoir où elle mettait les pieds : puisqu’on n’y faisait pas long feu, autant prendre l’un des meilleurs agents pour modèle. Et, en quelques jours sous sa férule, elle s’était rendu compte que Dark n’était pas l’un des meilleurs, mais le meilleur.
— Reprenons au début, dit-il. Que savons-nous des victimes de Sqweegel ?
— J’ai étudié tous les meurtres depuis le premier, en 1979. Jusqu’à maintenant, ils paraissaient n’avoir ni rime ni raison. Très espacés. Comme s’il prenait son temps et laissait le hasard désigner ses victimes.
— Et à présent ?
— Il y a une sorte de frénésie. Et un nouvel objectif. Là où tout semblait le fruit du hasard, de petits détails me sautent aux yeux.
— Par exemple ? demanda Dark.
— Avec les prêtres, il s’en est pris à une institution religieuse ; avec les ados, à l’éducation. Quant aux chevaux, à la police ?
Dark hocha la tête avec un petit sourire.
— Vous aussi, vous le voyez.
— Franchement ? Pas vraiment.
— Je crois que ce qui le motive, c’est la rectitude morale.
— Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
— Les prêtres violent les petits garçons : Sqweegel le leur fait payer.
— Mais ces hommes n’ont jamais été accusés de rien. Nous avons mené une enquête rigoureuse. Si c’est le cas, alors c’est une forme ridicule de punition et il se trompe de cible.
— Peut-être que la culpabilité réelle n’est pas ce qui compte pour Sqweegel. Quelques exemples représentent l’ensemble. Et, pour lui, toute l’Église mérite le châtiment.
— C’est pousser la loi du talion un peu loin, vous ne trouvez pas ?
Constance avait vu les photos du lieu du crime. Les corps des prêtres étaient si carbonisés que la police scientifique avait dû recourir aux empreintes dentaires pour les identifier. Ce n’était rien à côté de l’odeur qui leur avait collé aux narines pendant des jours. Constance avait déjà vu des cadavres calcinés. On n’oublie pas ce relent douceâtre qui vous revient à chaque inspiration.
— Vous voulez dire que l’immolation par le feu, c’est un peu excessif pour punir des attouchements ?
— Oui, ce n’est pas la même chose.
— Mais, pour l’Église catholique, le péché mortel est passible des feux de l’enfer.
— Ce qui fait de Sqweegel le diable ?
— En fait, d’une manière un peu paradoxale, il se prend peut-être pour saint Pierre.
— Bon, alors qu’en est-il des chevaux ? Ce sont les symboles de la corruption dans le milieu des courses ?
— Je sais que vous tentez de faire de l’humour, mais réfléchissez-y un peu. Que représentent ces chevaux ? La police de New York. Peut-être qu’il la juge pour un péché quelconque.
— Et les gosses de Hancock Park sont les symboles d’autre chose, poursuivit Constance sur sa lancée. Peut-être la cupidité des parents ou leur indifférence. Nous devrions aller les interroger à nouveau, au cas où nous trouverions un lien.
— Riggins a déjà envoyé des agents.
— Et il y a aussi les chiffres, dit Constance.
— Allez-y.
— Ceux de la comptine. Six prêtres, cinq chevaux, trois ados. Il remonte dans la liste.
— Très bien. Mais pas dans l’ordre. En tout cas, pas numérique. C’est autre chose qui le guide.
— La comptine comporte sept vers. Sept est un nombre intéressant. Ne serait-ce que parce qu’il y a sept péchés capitaux.
— Non, je ne crois pas qu’il serait aussi clair. Il nous défie d’être assez malins pour discerner son schéma de pensée.
Constance se rappela combien les discussions avec Dark lui avaient manqué. N’importe qui se serait moqué si elle l’avait dit, mais elle trouvait leurs échanges verbaux aussi agréables que le sexe. Donnant-donnant. Deux esprits qui œuvrent dans le même but, qu’il s’agisse de capturer un psychopathe ou de se faire plaisir mutuellement. Pour elle, jamais deux esprits ne pouvaient être plus proches. D’une certaine manière, elle avait l’impression de connaître Dark mieux que quiconque. Et cela expliquait en grande partie ce qui s’était passé entre eux.
— Il faut que j’aille à New York. Le plus tôt sera le mieux, dit-il.
— C’est sans doute ce qu’il veut que vous fassiez, dit-elle. Il aurait pu faire massacrer les chevaux par quelqu’un d’autre.
— Non. Sqweegel opère lui-même. En trente ans, rien ne nous a jamais indiqué qu’il ait eu un complice ou engagé un exécutant pour le moindre forfait. Je ne crois pas qu’il ait pu changer. C’est un malade qui veut tout contrôler. Le genre à estimer que personne n’est digne de travailler avec lui.
— Malade, je ne le conteste pas. Mais je ne crois pas que ce soit le moment que vous sautiez dans un avion et…
Au même instant, le Blackberry de Dark sonna. Il le porta à son oreille et hocha la tête.
— O.K.
— C’était quoi ? Hé, Dark ! Mais qu’est-ce qui se passe ? lui cria-t-elle alors qu’il s’éloignait d’un pas vif.
— Sibby.